FAHRENHEIT 320

2015
HD, couleur , sonore, 1H52Min. 

« Fahrenheit 320 » est une tentative cinématographique basée sur la notion de combustion dans l’image-mouvement à partir d’éléments d’archives historiques représentant des autodafés, des incendies. Chaque fragment vidéo est recomposé afin de s’articuler sur l’intégralité de la durée sonore du film de François Truffaut. Afin de reconstituer une forme de continuité entre l’image-mouvement historique et cinématographique. Toutes deux sont réduites à l’état de cendres «vivantes » qui seraient l’unique empreinte mouvante d’un temps exposé, dans lequel se consument l’histoire(s) des hommes et celle du cinéma.

DYSTOPIE(s)

La projection démarre.
Et dès le premier regard, le spectateur perd tous ses repères.

Précipité dans un hors-temps, dans un hors-lieu, il a pourtant l’impression étrange et forte, de s’arrimer et de prendre pied dans un flux. Une impression paradoxale: celle de s’ancrer dans une mouvance, dans une succession intense et fulgurante faite d’une cascade de couleurs. Avec Fahrenheit, Jérôme Cognet met en oeuvre et filme un continuum d’images, met en branle un rythme visuel lancinant et déclenche un flow incessant fait d’énergies multiples.

Faire un film

c’est faire des images mais, en simultané, c’est également travailler sur la couleur, le son, les sons, les bruits, la vitesse, l’espace, le temps, la parole, la pensée. C’est travailler sur le phénomène de reproductibilité tout en rendant visible ce qu’il en est de l’aura telle que Walter Benjamin l’a évoquée: … Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.

Faire un film,

c’est encore penser à la question de l’original donc de l’unicité et, dans le même temps, c’est se confronter à la question de la répétition et du multiple. C’est mettre en écho, voire en dialogue, l’image en mouvement avec le texte et l’écrit ainsi qu’avec la couleur et le son. C’est travailler et mettre en travail ces objets que sont le film, le livre, la peinture. Et c’est bien-sûr, inévitablement, devoir questionner et mettre en question l’éthique, le social et le politique.

Ainsi, le choix du vidéaste de re-prendre Fahrenheit 451 de Truffaut, lui-même s’appropriant le texte de Ray Bradbury, est tout sauf neutre car il s’agit bien là de mettre en actes, et en action, une réflexion sur le lien brûlant existant entre différentes modalités d’être-au-monde et différents dispositifs: ceux des systèmes de surveillance, ceux des sociétés disciplinaires et d’enfermement.

La projection continue,

le film se déroule et, avec lui, se déploient des crissements, des bruits, des fragments sonores, des mots, des dialogues et, synchrones, des couleurs en expansion, des atomes colorés, parfois noir intense, presque toujours saturées, comme autant de drippings, comme si le vidéaste filmait avec un pinceau, qu’il tentait de structurer un chaos ou de donner du sens à ce qui semble n’en n’avoir aucun…

Dans un premier temps

il s’agit donc pour Jérôme Cognet de mettre en place un protocole précis et rigoureux: celui du détournement et de l’appropriation. En s’emparant du film de Truffaut et de sa durée – cent douze minutes – il creuse dans les strates de la pellicule comme l’archéologue creuse dans les profondeurs pour les mettre en lumière; il traite le support filmique comme matériau palpable et comme un palimpseste, support dont le texte ou les images sont effacées pour y écrire un autre texte, y tracer d’autres images, d’autres signes. Ou y inscrire d’autres sons.

Ici, en écho au cinéma expérimental qui se fait en même temps qu’il se pense, le réalisateur met en marche un processus de plasticien qui utilise la caméra comme brosse et le film comme huile, pigment ou acrylique.

On regarde l’écran

et l’on est confronté à un mouvement de descente, à un mouvement ininterrompu de chute de particules, d’atomes, de parcelles fragmentées comme autant de plans séquences comparables à ce qui se joue dans le domaine de l’imagerie moléculaire: phosphorescences et fluorescences. Dans son Farenheit, c’est aussi de la peinture que Cognet met en mouvement. En enfouissant le film de Truffaut, sa version, sa vision, sous les coulures et les drippings, il crée une palette de plans et d’aplats en cascades et met en marche le mouvement perpétuel de la verticalité.

Ainsi, en utilisant ce film comme support, en effaçant les images de Truffaut, en faisant disparaître tous les personnages et tous les lieux du film, ou plutôt en les déconstruisant, en les recouvrant, en les reformulant: il le réinvente.

On regarde l’écran

et l’on est submergé par un flow : on entend la bande-son originale, celle de Truffaut, son unique film tourné en Anglais, qui raconte l’histoire d’une société qui brûle les livres à 451 degrés Farenheit, qui organise la violence des auto-da-fé, ces actes de foi qui excluent ceux qui ne sont pas comme nous et ce qui n’est pas moi… Mais, comme les images, le son est recouvert, découpé, fragmenté, on capte des bribes de dialogues, des mots, des phrases mais désormais, on entend des crissements et des crépitements : les sons que Cognet fait émerger à partir de son travail de modification : un son qui nous renvoie presque au début du cinéma mais qui utilise les techniques numériques actuelles. Images et sons en combustion.

Fahrenheit, work in progress,

dans lequel le spectateur change de temporalités et où il perd tous ses repères mais pour en créer d’autres. Dans cet espace modifié par le traitement imposé par Cognet, le spectateur fait une expérience nouvelle : de l’échelle, du point de vue, de passages, de déclinaisons, séquences, modulations et variations. Avec ses surimpressions, superpositions ou incrustations, Cognet superpose le champ et le contre champ pour radicalement bouleverser la perception du monde. Expérience dans laquelle tous les sens du spectateur sont modifiés et donc : toute sa pensée. Un film donc, qui nous dit quelque chose de lui-même, de son réalisateur et de son époque dans sa diversité, qui ré-injecte du sens et qui nous permet de connecter l’hier à l’aujourd’hui : le nazisme, le Chili, l’Egypte, l’Irak, Daesh, notre actualité et notre présent. Et nos obscurantismes.

Pour questionner l’art, sa pensée, sa production et sa fabrication et pour interroger sa dimension éthique, c’est donc le support film autant que le cinéma, et son histoire que Jérôme Cognet met en travail en se situant là où Il n’y a aucun témoignage de la culture qui ne soit également un témoignage de la barbarie (Walter Benjamin).

En résonance avec les recherches de Kubrick ou Godard affirmant que le cinéma c’est ce qu’on ne peut pas voir autrement que par la caméra, en questionnant ce que l’on voit autant que ce que l’on ne voit pas, en tentant d’utiliser le rythme, la respiration, la chute, le son pour réincarner le spectral, le vidéaste Cognet adopte une position paradoxale qui pose la dimension d’immatériel pour mieux re-matérialiser le monde. Autrement.

Paris, Septembre 2015

Gaya Goldcymer

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