CIEL DÉGAGÉ 3/10ÈME

2018
2K & 16mm, couleur-n&b , sonore, 6min. 38sec.
En collaboration avec Karen Luong

CIEL DÉGAGÉ 3/10ÈME est un film de found-footage basé sur la notion d’éblouissement dans l’image-mouvement.
Ce film est composé de flashs photographiques issus d’oeuvres filmiques et fait référence à l’idée de la projection, à la fois du cinématographe mais aussi dans sa forme la plus dévastatrice : la bombe nucléaire.
Le titre fait référence aux propos du major Claude Eatherly, chef-pilote d’un avion de reconnaissance météo, le B29 Superfortress « Straight Flush » qui survole Hiroshima le 6 août 1945.
Eatherly envoie à Paul Tibbets, pilote de l’Enola Gay qui transporte la bombe atomique destinée à être larguée sur l’une des trois villes japonaises – Hiroshima, Kokura, Nagasaki, un message météo indiquant : « Ciel dégagé 3/10ème », en d’autres termes que les conditions climatiques sont largement favorables au largage de la bombe atomique sur la ville d’Hiroshima.

Ciel dégagé 3/10ème

On sait que l’éclat resplendissant des dieux, dans l’Antiquité, rend leur contact au plus haut point périlleux. Qui les voit dans leur lumière s’expose à la mort. C’est que la lumière, par son éclat divin, assure la visibilité de toute chose, mais elle peut également rendre aveugle, comme elle peut consumer jusqu’à la cendre celui qui voudrait en faire de trop près l’expérience.

Nous avons perdu les dieux antiques.

Nous avons gagné la science.

La physique au XXème siècle nous a fait entrer dans le coeur de la lumière. Et au coeur de la lumière nous avons retrouvé la mort. Dans l’atome, nous avons approché le soleil au plus près, et l’horreur en a découlé.

Pour des raisons différentes, occulter l’horreur comme la montrer sont insoutenables. Reste à faire l’expérience, déjà éprouvante, de se mettre sur son bord, afin d’entre-apercevoir ce qui nous excède. Chemin oblique.

C’est ce qui est ici fait. De l’oeuvre à regarder présentement on pourrait donc dire ce que l’obscur Héraclite disait du clair Apollon: « il ne dit ni ne cache, mais il donne des signes ».

Premier signe, premier temps, qui est celui de l’attente. Attente de ce qu’il y a à voir, et de ce qui se prépare : notre oeil suit une série de fragments cinématographiques. Ces derniers montrent des photographes, les uns après les autres, composer l’image ou le portrait à venir, sans que cette image ou ce portrait soient encore donnés à voir. Ces fragments multiples se lient donc rapidement dans l’esprit du spectateur sous la forme d’une attente, mais aussi sous la forme d’une anxiété ou d’un malaise, légers au départ, puis de plus en plus marqués. La tension grandissante qui unifie tous ces extraits vient parfois de la gravité lente et du sérieux des gestes de certains photographes, ou au contraire de leur agitation fébrile, ou de l’impossibilité d’observer l’image qu’ils sont sur le point de capturer – ou encore des effets de contraste ironiquement produits par le montage lui-même: « Just be yourself » dit l’un des photographes, et une image de cadavre d’apparaître dans l’appareil photographique à l’instant d’après. Cadavre entraperçu, à l’image de l’horreur à entrevoir.

Second signe, seconde séquence. Déferlement aveuglant de flashes, qui par sa force déroute l’oeil et l’aveugle. Sous l’excès de lumière il devient impossible de discerner vraiment ce qui est sous nos yeux. La fréquence élevée de ces flashes, leur intensité, mais aussi la longueur de la séquence (qui reprend d’ailleurs après une brève pause dans une chambre noire) finissent par sidérer le regard et par excéder les capacités de synthèse de l’oeil comme de l’esprit. Impossible cette fois d’embrasser et de rassembler la succession d’extraits pour leur donner une unité ou une stabilité: trop d’éléments, trop de vitesse, de luminosité… L’épreuve que constitue le visionnage de cette séquence provient sans doute d’ailleurs de l’opposition qui existe entre, d’un côté, l’effort de l’oeil et de l’esprit pour ordonner ce qui est vu et lui conférer un sens, et, d’autre part, un matériau retravaillé, qui par sa nature même finit inévitablement par mettre en échec cet effort, et par nous livrer à la défragmentation de tout ce qui apparaît. Nous subissons ainsi la destruction de notre capacité perceptive, et sommes livrés à la déroute de notre vision du fait de l’excès même de lumière.

S’ouvre alors une troisième séquence qui, au bout d’un certain temps émerge de l’intérieur même de la séquence précédente: elle n’en est pas détachée mais vient plutôt la recouvrir peu à peu. Troisième signe. L’oeil en déroute ne peut plus faire le sens de ce qu’il voit par ses propres moyens; cet échec de notre faculté de synthèse active ne conduit pourtant pas à une perte de tout sens, mais à l’appréhension, sous forme subie, d’une vérité qui devient de plus en plus nette, et qui se manifeste en s’immisçant dans les interstices des aveuglants éclairs. Car dans l’impossibilité d’unir tout ce qui se succède se devinent, de façon presque subliminale et entre chaque flash, des images inquiétantes, images de lutte, de corps abîmés, de corps tués – qui placent la mort au coeur de la lumière, et qui en imposent la présence au spectateur. Corps trop irradiés de lumière, trop exposés, tourmentés et rendus poreux à l’énergie lumineuse qui les baigne et les traverse. D’autres images, tout aussi fugaces, continuent à se livrer à nous et donnent le sentiment de cette vision panoramique prêtée aux mourants, qui voient leur existence condensée redéfiler en vitesse accélérée. La lumière apparaît comme le révélateur d’un désastre qui se perçoit en creux.

Une dernière succession photographique, de la nuit au jour, vient ralentir le rythme effréné auquel l’oeil a été exposé. Reste alors un calme hébété après cette surexposition et ces images – qui ont défilé si vite qu’elles n’étaient ni cachées ni visibles. Images: autant d’éléments destinés à faire signe vers un sens qu’elles ont permis, brièvement, d’approcher de plus près, sans permettre de le saisir complètement. Des dieux ou de l’horreur il n’est permis que de les entrevoir.

Ivan Trabuc

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